Bertrand Livinec
World Public Health Association
Quand ONUSIDA communique en 2015 sur les questions sociales et alimentaires
Le 15 octobre 2015, ONUSIDA publiait sur son site un article intitulé « Protection sociale et sécurité alimentaire peuvent contribuer à la fin de l’épidémie de sida ». On ne peut qu’être d’accord avec ces deux éléments, tout en déplorant qu’ONUSIDA ne fasse ce type de plaidoyer que plus de 20 ans après sa création. En effet, la protection sociale et la nutrition font partie des déterminants sociaux de la santé. Malheureusement, ceux-ci ont été longtemps mis de côté du fait de l’orientation néolibérale des politiques de santé.
La notion de bien commun
Intégrer la notion de ce qu’on appelle les « déterminants sociaux » dans les politiques sanitaires revient aussi à considérer la santé comme un bien commun, un bien public dont tout individu doit bénéficier. Or nos sociétés sont marquées par de fortes inégalités sociales qui pénalisent directement et indirectement la santé des populations. Le philosophe François Flahault dans son livre « Où est passé le bien commun ? » montre bien comment certaines terminologies trop sociales ont été évacuées du débat public :
« Pendant vingt-cinq ans les promoteurs de la « révolution conservatrice» rongèrent leur frein, mais mirent à profit cette période pour étendre et renforcer leur réseau d’influence international. Ils étaient partisans des droits humains dans la mesure où ceux-ci défendaient les droits individuels contre les États oppresseurs, en particulier les dissidents soviétiques contre les régimes communistes et le goulag. Mais les droits économiques et sociaux devaient rester dans l’ombre pour la même raison que l’expression « bien commun » devait être rayée du vocabulaire politique».
Au-delà du bien commun, la gouvernementalité des organisations de santé en question
De manière analogique, on ne voit toujours pas la matrice globale et complète des déterminants sur le Sida, chose qu’ONUSIDA et autres organisations impliquées sur le VIH auraient dû faire de manière préliminaire. En mettant de côté les questions sociales et les inégalités de revenus, ONUSIDA reste compatible avec l’idéologie néolibérale.
Dans notre analyse récente sur Michel Foucault et le néolibéralisme, je considère que la pandémie du VIH est en bonne partie imputable à la montée des stratégies néolibérales à partir des années 1980. Les inégalités sociales et de revenus semblent être des moteurs évidents de la violence et du VIH, constatables de manière claire dans les pays d’Afrique Australe mais même aux Etats Unis. Il fallait ainsi travailler la question de la gouvernementalité et mettre en défaut les pouvoirs si des alternatives meilleures existent pour les populations. Cependant, on constate que ni l’ONUSIDA et ni l’OMS n’ont explicitement recommandé d’agir pleinement sur les déterminants de la santé pour arriver à une réponse optimale dans la lutte contre le VIH quitte à remettre en cause certains principes macro-économiques. Dès lors j’estime que leur gouvernementalité devrait être remise en cause.
Stiglitz et la critique du néolibéralisme, de la gouvernementalité d’institutions internationales
Dans son dernier livre paru en 2015, la grande fracture, Joseph Stiglitz (prix Nobel d’économie), dresse un réquisitoire sur l’économie néolibérale et sur les pratiques qui en découlent aux Etats Unis. Nous pouvons notamment citer ce passage qui traite de l’impact dans les pays en développement :
« La crise à laquelle les Etats Unis et le monde ont dû faire face en 2008 était, je l’ai dit, un désastre créé par l’homme. J’avais déjà vu ce film : des idées fortes (mais fausses) et des intérêts puissants s’associent pour produire un scénario catastrophe. Quand j’étais économiste en chef de la Banque Mondiale, j’avais constaté qu’après la fin du colonialisme, l’Occident avait fait en sorte d’imposer au monde en développement les idées du fondamentalisme du marché libre – dont beaucoup reflétaient les perspectives et les intérêts de Wall Street. Evidemment, les pays en développement n’avaient guère le choix : les puissances coloniales les avaient ravagées, elles les avaient exploitées sans pitié, elles avaient extrait leurs ressources, mais n’avaient pas fait grand-chose pour développer leur économie. Ils avaient besoin de l’aide des pays avancés et, pour la recevoir, ils devaient accepter les conditions imposées par les hauts responsables du FMI et d’autres institutions à une marée de produits venus des pays avancés, alors que ces derniers refusaient d’ouvrir les leurs aux denrées agricoles du Sud ».
Ce passage montre bien que les institutions internationales fonctionnent aussi selon des perspectives d’intérêts et qu’il est nécessaire de les remettre en cause si elles n’agissent pas de manière optimale pour toutes les populations.
De nombreuses études montrent bien que les dispositifs médicaux n’entrent que pour une fraction dans l’état de santé d’une population, très loin derrière les conditions socio-économiques. De ce fait, on aimerait bien que des organisations comme ONUSIDA ou l’OMS ne se focalisent pas surtout sur les aspects médicaux (et certains droits humains sélectionnés) mais donnent aussi une place tout aussi grande aux autres déterminants. Nous proposons ainsi 7 grandes classes de déterminants :
- déterminants de gouvernance des systèmes de santé (droits à une bonne gouvernementalité, capacité de dire la vérité aux citoyens, absence de conflits d’intérêts, clarté et logique des stratégies, etc..) ;
- déterminants environnementaux (droits à un environnement sain, incluant les questions sur le climat, la biodiversité, les différentes formes de pollution) ;
- déterminants nutritionnels (droits à une alimentation saine, incluant les éléments comme l’alcool ou le tabac) ;
- déterminants sociaux-économiques (droits socio-économiques, incluant le droit à l’éducation, l’emploi, le logement, des inégalités de revenus réduits, etc…) ;
- déterminants sociétaux (droits humains ou lutte contre les discriminations raciales, ethniques, religieuses, de genre, sexuelles, etc…) ;
- déterminants médicaux (droits d’accès aux systèmes de soins, et plus largement la prévention primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire tel que définis par l’OMS) ;
- déterminants individuels (droits à une information exacte et complète, et incluant la promotion de la santé).
Au-delà de ces éléments « techniques » et mesurables, un bon état de santé dépend aussi de la convivialité au sein d’une société. Des inégalités sociales fortes génèrent de la violence dans les rapports humains, ceci est particulièrement sensible sur le VIH.
La lutte contre le VIH, repenser le fonctionnement des sociétés
La question de la lutte contre le VIH n’est pas seulement un problème de financement, d’accès aux ARV, de défense de groupes discriminés (avec bien souvent des oublis majeurs) mais cela doit aussi et surtout être l’occasion de remettre en cause la manière dont fonctionnent nos sociétés en termes d’équité, de justice sociale et de qualité des rapports humains. Malheureusement, ces notions échappent le plus souvent à la plupart des « experts » qui planifient la réponse au VIH/sida.
Plutôt que de créer ONUSIDA il aurait été préférable de renforcer l’OMS et d’avoir une réponse globale. En effet, vouloir traiter de manière séparée une maladie a peu de sens, et on voit clairement qu’au fil des ans de nouveaux éléments se rajoutent au vu des impasses constatées pour compléter la lutte contre le VIH. Cette dernière reste dépendante d’un très grand nombre de facteurs inter-reliés, qui nécessitent une vision holistique. La vision devrait tenir compte de toutes les problématiques de la société qui impactent directement ou indirectement la santé. En agissant sur du spécifique (très couteux), on fragmente encore plus les réponses de manière non efficiente et les populations (en particulier les plus pauvres) paient le prix d’une sur-morbidité et sur-mortalité.
Je pense qu’il est plus que temps de remettre en cause le dogme néolibéral d’une part, et de s’orienter vers la prise en compte complète des déterminants de la santé suscités d’autre part.
En rappel, la santé selon l’OMS est : «un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »