Par Jean-Pierre Unger, Bart Criel, Guy Kegels

Le professeur Pierre Mercenier a, de manière décisive, contribué au rayonnement de l’IMT et de l’ULB. Il a marqué à jamais une génération d’étudiants – médecins, infirmiers et gestionnaires du monde entier, et profondément influencé les enseignants et chercheurs de l’Institut.

S’il fallait juger du travail de Pierre à l’aulne des critères que les universités contemporaines utilisent, comme il l’a souvent dit lui-même, il est improbable qu’aujourd’hui il eut fait long feu en milieu académique : peu d’articles, pas de facteur d’impact, peu de ‘grants’ et nulle gestion politicienne de ses relations.

Pourtant, il y a peu de publications scientifiques dans le domaine de l’organisation des services de santé qui actuellement ne véhiculent ses concepts, qui ne portent la marque des idées qu’il développa avec son alter ego et ami de toujours, le professeur Harrie Van Balen : les soins ‘globaux’, ‘continus’ et ‘intégrés’; le système de santé intégré, le nursing holistique, la participation communautaire, la cogestion, le travail en équipe ; l’intégration d’activités de programmes de contrôle de maladie dans les services de santé de base ; la gestion en réseau des systèmes locaux de santé…

Pour peu qu’on se livre à un peu ‘d‘archéologie du savoir’, on découvre que la plupart de ces concepts furent pour la première fois formulés, dès 1971, dans une revue dont la distribution était limitée –la revue du Groupe d’Etude pour une Réforme de la Médecine (‘Pour une politique de santé’). Pierre Mercenier et ses collègues du GERM y présentaient les lignes de force d’une politique de santé cohérente et émancipatrice. En 2014, ce document reste d’actualité et il continue à être utilisé dans l’enseignement de la santé publique à l’Institut.

Comment alors expliquer l’extraordinaire dissémination de la pensée de Pierre Mercenier depuis plus de 40 ans? Certes, il y eut une exceptionnelle opportunité : avec Halfdan Mahler à l’OMS et Debabar Banerji en Inde, ils formulèrent la politique des soins de santé primaires – que les Nations-Unies allaient endosser à la conférence d’Alma Ata en 1978.

Mais au-delà de cette circonstance, il dissémina ses concepts grâce à une aptitude au dialogue et à l’écoute, une rigueur conceptuelle exceptionnelle, sans faille, et une capacité de réalisation – une pratique qui permettait de fixer les idées et de les inscrire de manière durable dans les systèmes de santé – une pratique qui a requis les inputs de praticiens de terrain créatifs et motivés.

La qualité intrinsèque de ses théories relatives à l’organisation des services et systèmes de soins joua aussi un rôle clé dans leur dissémination : elles furent utiles aux cliniciens parce qu’il les conçut à partir de sa propre pratique de clinicien – essentiellement celle d’un cardiologue et d’un phtisiologue. Et de fait, Pierre Mercenier construisit tout au long de sa carrière, au Nord et au Sud, des ponts entre l’expérience clinique du soignant et celle du gestionnaire des systèmes de santé.

Et c’est en essayant de mettre ses théories en pratique qu’il les a progressivement perfectionnées. Il fallut pour cela qu’il assure dans la durée le suivi de zones pilotes de soins de santé comme Kasongo (Congo ex-Zaïre), Dolisi (République du Congo) ou Ayutthaya (Thaïlande) ; de projets nationaux comme celui de Thiès (Sénégal) ; et de programmes de contrôle de maladie (comme celui de la tuberculose dans le Chaco, en Argentine).

C’est sa liberté de pensée qui aussi permit à Pierre de formuler des concepts socialement et professionnellement utiles. Il n’hésita pas à critiquer durement les politiques dominantes et le non système de santé belge, à s’engager (en fondant le GERM, mentionné ci-dessus) et à renoncer aux alliances qui auraient pu lui être profitables.

Paradoxalement, il est probable que l’évolution des systèmes de santé a aussi contribué à la dissémination de ses idées. Ainsi, le contrôle des dépenses publiques de santé a amené les gouvernements à réinventer la délégation des tâches (‘task shifting’) jusque dans les pays industrialisés et la privatisation des services a obligé plus d’un spécialiste en santé publique à se pencher sur la fragmentation et la segmentation des systèmes et sur leurs conséquences pour l’accès à des soins de qualité. Car, cruelle ironie de l’histoire, la réalité des soins de santé dans le monde s’éloignait des critères que Pierre et Harrie avaient formulés alors que les universités les adoptaient progressivement.

Au-delà de ses concepts, dont il est difficile de prévoir la pérennité, c’est l’attitude de Pierre dans l’action, l’enseignement et la recherche que jamais nous n’oublierons: l’exemple d’un humaniste qui s’est refusé aux compromissions, qui sut travailler en équipe et qui, sa vie durant, et avec une pensée réflexive, a confronté ses concepts à la dure épreuve de la réalité des soins de santé : à partir d’une pratique, et qui plus est, d’une pratique du changement des services et systèmes de santé.

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