Valéry Ridde et al.;
Titre original: A literature review of the disruptive effects of user fee exemption policies on health systems
Contexte
Adopté par de nombreux pays d’Afrique Subsaharienne aux lendemains du rapport de la Banque Mondiale[1] préconisant l’introduction de frais d’utilisation pour les services de santé – afin de couvrir une partie des frais et améliorer la qualité de services -, le principe de ces frais d’utilisation a été depuis remis en cause compte tenu des obstacles aux soins induits pour les populations pauvres. L’exemption partielle ou totale, conditionnée ou non à des critères d’éligibilité de frais d’utilisation a été ainsi mis en place en réponse dans certains pays à faible et moyen revenu.
Ces exemptions permettent en général un plus grand accès aux soins à la majorité, mais peuvent obérer la capacité de fonctionnement d’un système de santé – ensemble cohérent d’éléments, de personnes et de services interagissant suivant les 6 principes directeurs de l’OMS[2] – dans la mesure où ces exemptions se focalisent sur un aspect du système. Quels sont précisément les effets perturbateurs de ces exemptions sur les systèmes de santé ? Les auteurs de l’article tentent d’y répondre, au travers d’une revue des publications consacrées à ce sujet.
Méthode
Les auteurs ont procédé à une revue documentaire exhaustive, et large, de 23 articles scientifiques consacrés au sujet. Les données analysées ont ensuite été ventilées suivant les six fonctions essentielles des systèmes de santé[3].
Cette revue a ainsi permis d’étudier la situation de 7 pays d’Afrique Subsaharienne : Afrique du Sud, Ghana, Kenya, Madagascar, Ouganda, Sénégal, Tanzanie.
Résultats
Les principaux résultats obtenus quant aux effets perturbateurs sur les systèmes de santé sont les suivants :
1) Une augmentation immédiate et significative de l’utilisation des services
2) Désarroi des personnels de santé : perception d’une plus grande charge de travail, d’être exploité
3) Manque d’information sur les services gratuits et les remboursements
4) Stocks de médicaments/vaccins déclinants ou souffrant de retard d’approvisionnement
5) Problèmes de financement : insuffisance, manque de prévisibilité, pertes de revenus, retards dans les remboursements
6) Gouvernance et organisation défaillantes : critères peu lisibles, multiplicité des acteurs, concurrence avec autres systèmes de financement
Discussion
Ces résultats montrent clairement les implications des mesures d’exemption à l’échelle des systèmes de santé. Des pressions s’opèrent ainsi aux différents niveaux d’un système de santé, qui, à terme, pourraient avoir des effets contre-productifs sur l’ensemble du système. Considérer l’application de ces mesures d’exemption dans l’intégralité des systèmes de santé s’avère par conséquent indispensable.
Par ailleurs, les auteurs déplorent, à juste titre, le manque d’approche systémique des études sur les effets des exemptions, et préconisent une démarche globale centrée sur les six piliers des systèmes de santé à laquelle doivent pouvoir participer l’ensemble des acteurs – décideurs, praticiens, chercheurs.
Commentaires
Cet article constitue un premier pas vers une appréciation plus systémique des mesures de financement de la santé dans les pays en voie de développement. Le cadre normatif établi par l’Organisation Mondiale de la Santé est l’instrument de référence dans ce domaine.
Les auteurs y font abondamment référence, nous ne pouvons que saluer leur démarche. Dans notre commentaire, nous nous arrêterons sur deux éléments : les ressources humaines et la gouvernance/organisation.
Ressources humaines
Un point intéressant concerne la situation des ressources humaines de santé. Ce pilier essentiel est trop souvent négligé des décideurs politiques – on notera l’aversion des bailleurs internationaux à aborder et financer cette question à la hauteur des enjeux – préférant une approche verticale des questions de santé. Pourtant, la question est importante :
– les personnels de santé se retrouvent souvent désemparés face aux nouvelles mesures, faute de moyens et d’information, en témoigne le sentiment de désarroi et d’exploitation décrit dans l’article.
– la « dévalorisation salariale » ressentie par les personnels de santé face aux nouvelles charges de travail peut avoir des effets pervers, contre l’intérêt du patient, si le patient doit débourser malgré tout « officieusement » quelques sous pour bénéficier d’un traitement décent. A ce titre, il serait intéressant de préciser la notion de ‘payements informels’ présentée dans l’article.
– la qualité des soins prodigués est également en jeu. Le « manque d’implication» des personnels de santé pour les patients bénéficiant d’exemption – ces derniers n’étant pas forcément considérés comme prioritaires – peut au contraire aggraver la situation sanitaire des patients exemptés, si le personnel refuse de les soigner ou de leur administrer des traitements de « seconde main »[4].
Gouvernance
En dépit de l’intérêt des exemptions de frais, force est de constater que son application n’est pas aisée. Mettre en place un tel système suppose d’établir des critères d’éligibilité clairs et lisibles, et de les documenter suffisamment et correctement pour éviter toute ambiguïté en pratique. Cet aspect fait malheureusement souvent défaut, ainsi de la conclusion de l’étude de Woldie et Jirra[5] (2006) dans la ville de Jimma en Ethiopie visant à évaluer la mise en place d’un système de gratuité des soins sous certaines conditions.
Damien Porcher
[1] Akin, J., N. Birdsall, et al (1987) Financing health services in developing countries: an agenda
for reform , Washington DC: World Bank Publications
[2] http://www.who.int/healthsystems/fr/
[3] Ibidem
[4] Barnett I., Tefera B., Poor Households’ Experiences and Perception of User Fees for Healthcare: a mixed-method study from Ethiopia, Working Paper N°59, June 2010
[5] Woldie, M., C. Jirra, et al (2006) ‘An assessment of the free health care provision system in
Jimma town, Southwest Ethiopia’, Ethiopian Journal of Health Development 19.3: 188